Cinq variations, sans fausse note

Les langues permettent souvent de dire la même chose de plusieurs façons différentes et le français n’y fait pas exception. Pour désigner ce phénomène, les linguistes parlent de variation linguistique. Les exemples de variation sont multiples et concernent toutes les composantes de la langue, surtout le lexique et la prononciation, mais aussi la grammaire. Dans ce texte, nous étudierons quelques exemples de variation lexicale.

Lorsque le lexique varie, cela peut nous renseigner sur différents aspects, comme la provenance et l’âge approximatif d’une personne, mais aussi son état émotif ou ses intentions communicationnelles. De manière générale, les linguistes recensent cinq types de variation appelés diatopique, diachronique, diastratique, diaphasique et diamésique. Ces mots vous semblent un peu techniques ? Décortiquons ensemble les phénomènes qu’ils désignent pour y voir plus clair.

La variation diatopique concerne la géographie : d’un pays à l’autre ou d’une région à l’autre, les francophones n’utilisent pas exactement les mêmes mots et ils n’utilisent pas toujours tous les mots dans le même sens. Il existe ainsi plusieurs variantes lexicales à côté des mots communs à tous les locuteurs du français. Ainsi, on utilisera le mot crèche en France pour désigner ce qu’on appelle une garderie au Québec et on utilisera gonfle en Suisse ou congère en France pour parler de ce qu’on nomme banc de neige au Québec, comme dans cet extrait :

[...] la petite charrue là qui ouvrait l'hiver là. Fait que là oui il y avait des gros bancs de neige pis euh, des fois là on arrivait à l'école euh, les pieds gelés pis, les parents venaient nous chercher le soir parce que euh, ça passait pas toujours facilement.

Source de la citation :

Marie-Hélène Côté (2013), « Entretien guidé cqijm1g, Wickham ». Cité dans Phonologie du français contemporain : corpus Québec (PFC-Québec).

De la même façon, il existe des différences lexicales et sémantiques d'une région à l'autre au Québec, comme en témoignent le loup-marin des Îles-de-la-Madeleine (pour phoque) ou les sneakers (ou sneaks) de l'Estrie (pour espadrille ou runnings).

La variation diachronique quant à elle concerne l’évolution temporelle de la langue. Alors que certains emplois sont récents (comme les mots désignant des innovations technologiques, par exemple métavers), d’autres sont vieillissants ou carrément sortis de l’usage (comme sapience). Le vieillissement des mots prend souvent un certain temps et on retrouve ainsi des mots qui reculent peu à peu dans l’usage, sans avoir complètement disparu, comme la formule de salutation bonjour utilisée lorsqu’on quitte quelqu’un :

Il entendit avec impatience la pendule sonner toutes les heures de la nuit et à trois il sauta hors de son lit, s’habilla à la hâte, souhaita le bonjour à ses hôtes et se mit en route.

Source de la citation :

Philippe Aubert de Gaspé (fils) (1837), L’influence d’un livre : roman historique, p. 68. [Corpus CLIQ]

La variation diastratique correspond aux différences linguistiques suivant le milieu social ou professionnel auquel un locuteur ou une locutrice appartient. Par exemple, un joaillier utilisera le mot spécialisé givrure pour désigner une « tache blanche faite lors de la taille d’une pierre précieuse » alors que ce mot ne fait pas partie de la langue générale. La langue des jeunes est également un terreau fertile pour ce type de variation. Il y a fort à parier que toutes les générations ne se reconnaîtront pas dans cet exemple avec le verbe chiller « ne rien faire, passer du bon temps, relaxer », observé dans une entrevue sociolinguistique avec de jeunes locutrices montréalaises :

Mais c’est ça, fait que là j’ai été le voir, on a passé comme une demi-heure ensemble à chiller pis à jaser.

Source de la citation :

Béatrice Rea (2016), « Entrevue Amélie et Marie-Jeanne ». Cité dans Corpus MONT(REA)L 2016.

Ces trois catégories de variation mettent l’accent sur les différences linguistiques qui existent entre groupes de locuteurs, suivant leur origine géographique, leur génération, leur milieu. Mais on sait que les locuteurs ne s’expriment pas toujours de la même façon tout le temps. On parlera de variation diaphasique lorsque les locuteurs adaptent leur façon de parler en fonction de la situation de communication, des interlocuteurs auxquels ils s’adressent ou encore du thème dont ils discutent. Le degré de formalité donne lieu à des différences de registre, allant de soutenu à vulgaire en passant par familier. On notera dans le dialogue suivant la cohabitation des synonymes catcher (familier) et comprendre (standard, non marqué) auxquels on pourrait ajouter appréhender (soutenu) :

Tu catches pas, a dit Rock. Je t'aime, comprends-tu ? J'en connais pas, moi, des bolles comme toi. Tu me parles pis les neurones me sautent dans la tête.

Source de la citation :

Christophe Bernard (2017), La bête creuse, Montréal, Le Quartanier. [Corpus CLIQ]

Dans un même ordre d’idées, la variation diamésique concerne les différences entre la langue orale et la langue écrite. Ce type de variation est étroitement associé à la situation de communication, entre l’oral spontané et l’écrit qui répond généralement à un besoin plus formel. Il n’est toutefois pas impossible de trouver des mots et des expressions du registre (très) familier comme poche et au boutte dans des textes écrits, lorsque le contexte s'y prête :

C’est quoi déjà cet album ?
Ah non, pas ça ! C’est poche au boutte !
Combien de fois ai-je ouvert et refermé cet album ?
Jusqu’au jour où quelque chose en moi s’est passé.

Source de la citation :

Guy Delisle (2002), Comment ne rien faire, Montréal, La Pastèque. [Corpus Ébullition]

Bien sûr, ces différentes catégories ne sont pas hermétiques et un même trait lexical peut illustrer plusieurs formes de variation. Par exemple, la formule de salutation bonjour utilisée pour prendre congé se classe à la fois dans la variation diachronique (parce qu’elle est vieillissante) et la variation diatopique (parce qu’elle est propre au Québec).

Comme on peut le constater à la lecture de ce texte, la variation linguistique témoigne de toute la vitalité du système langagier, de sa capacité à évoluer et à se renouveler, à l’instar de ses locuteurs et de ses locutrices.

Paméla Vachon et Wim Remysen