« Pourquoi irions-nous faire la guerre à cette expression ? »

Voilà que Sylva Clapin, en 1894, prend position dans le débat sur la légitimité du français canadien. Plutôt que de « faire la guerre » (p. IX) au verbe abrier et à d’autres vieux mots français que les puristes cherchent alors à bannir, Clapin souhaite réhabiliter la langue de ses compatriotes en lui consacrant un Dictionnaire canadien-français1.

Né en 1853 à Saint-Hyacinthe, Sylva Clapin passe sa vie adulte entre le Canada, la France et les États-Unis; il est tour à tour marin, rédacteur, journaliste, libraire-éditeur et traducteur. Ses intérêts variés le portent à publier divers travaux sur l’histoire du Canada et des États-Unis, des contes, des récits de voyage2 ainsi que des dictionnaires de français et… d’anglais (américain). Il meurt en 1928 à Ottawa.

Publié à Boston, où Clapin a vécu pendant quelques années, le Dictionnaire canadien-français (1894) surprend par sa modernité. Au lieu de prôner un alignement inconditionnel sur les usages de la France, comme le font la majorité des auteurs de l’époque, Clapin insiste sur la légitimité des canadianismes :

On oublie trop […] une chose capitale : c’est que le Canada n’est pas la France, et que, quand bien même celle-ci eût continué à posséder son ancienne colonie, une foule d’expressions locales auraient quand même surgi parmi nous, servant ainsi comme de prolongement à la langue-mère venue d’Europe.

Source de la citation :

Sylva Clapin (1894), Dictionnaire canadien-français, Montréal/Boston, C.O. Beauchemin & Fils/Sylva Clapin, p. X-XI.

Il s’inscrit en cela, tout comme ses contemporains Oscar Dunn (Glossaire franco-canadien, 1880) et Narcisse-Eutrope Dionne (Parler populaire des Canadiens-français, 1909), dans le mouvement glossairiste qui se donne pour objectif d’inventorier les particularismes canadiens et d’en retracer les origines dans l’ancienne langue de France ou dans ses dialectes. S’il admet penser que certains usages canadiens ne sont pas de bon ton, Clapin adopte une approche rigoureusement descriptive et ne laisse transparaitre aucun jugement dépréciatif ou mélioratif dans le traitement qu’il réserve aux emplois décrits.

Ainsi, alors que Dionne utilise des astérisques pour signaler les usages qu’il juge condamnables, Clapin laisse explicitement ce jugement au lecteur (p. XII-XIII). Et si Dunn définit sauver uniquement par ce que le mot ne signifierait pas :

Sauver. N’est pas syn. d’Épargner, ni de Faire un profit.

Source de la citation :

Oscar Dunn (1880), Glossaire franco-canadien, Québec, Imprimerie A. Côté et Cie, p. 170.

Clapin s’en tient simplement à rapporter l’origine anglaise du sens « épargner » et de l’expression sauver du temps utilisés dans l’usage canadien :

Sauver, v. a., de l’angl. to save. Épargner. Faire un bénéfice, un profit : – I peut sauver au moins trois mille piastres par année.

L’expression sauver du temps, pour épargner, économiser du temps, est aussi la traduction littérale de l’ang. to save time.

Source de la citation :

Sylva Clapin (1894), Dictionnaire canadien-français, Montréal/Boston, C.O. Beauchemin & Fils/Sylva Clapin, p. 291.

Selon Clapin, les canadianismes peuvent être regroupés en six catégories, selon leurs origines : 1° mots devenus désuets en France; 2° formes dialectales apportées par les colons; 3° mots français ayant des sens différents au Canada; 4° néologismes créés au Canada; 5° mots empruntés tels quels à l’anglais et aux langues autochtones; et 6° mots d’origine anglaise ou autochtones adaptés en français, c’est-à-dire francisés (p. VII-VIII).

Plusieurs aspects de ce glossaire sont novateurs, à commencer par le fait que Clapin ajoute en annexe des listes de canadianismes regroupés par thème (la vie à la maison, le règne animal, les aliments, les jeux, etc.). Les définitions sont généralement assez développées, surtout au regard de celles des auteurs de l’époque qui se contentent le plus souvent de donner un équivalent « en français » aux canadianismes. Et alors que le recours aux citations demeure marginal dans les autres recueils lexicographiques de l’époque, Clapin en fait un usage abondant. Il s’en sert entre autres pour illustrer que bon nombre d’usages canadiens qu’ignore le dictionnaire de l’Académie française sont relevés chez des auteurs français :

Mais que, loc. conj., Dès que, lorsque, quand, aussitôt que. Cette expression demande le subjonctif, quand le synonyme français gouverne le futur : – Mais que j’aille, c. à d. quand j’irai. – Mais qu’tu sois rendu, c. à d. aussitôt que tu seras rendu.

Voisin, les eaus seront bien grandes,
Mais que les neiges soient fondues.
P. GRINGOIRE, Œuvres, 274.

Mais qu’il soit marié, il sera gentilhomme.
Nouv. fab. des traits de vérité, p. 61.

Source de la citation :

Sylva Clapin (1894), Dictionnaire canadien-français, Montréal/Boston, C.O. Beauchemin & Fils/Sylva Clapin, p. 206.

Clapin puise aussi régulièrement des citations dans les œuvres d’auteurs canadiens-français; Louis Fréchette, Arthur Buies, Philippe Aubert de Gaspé, Benjamin Sulte, l’Abbé Ferland et Joseph-Charles Taché sont du nombre :

Boulant, adj., du norm. bouler, rouler comme une boule. Se dit de la neige qui fait boule sous le sabot des chevaux, v. BOTTER.

Baptiste menait sa commère sur le devant, parce que Madeleine était pas mal large, et que, de plus, les chemins étaient un peu boulants.
TACHÉ, Forestiers et Voyageurs, p. 55.

Source de la citation :

Sylva Clapin (1894), Dictionnaire canadien-français, Montréal/Boston, C.O. Beauchemin & Fils/Sylva Clapin, p. 53.

Clapin enjoint d’ailleurs ces auteurs à « être tout simplement canadiens » dans leur choix de mots et de faire « couleur locale » (p. XII).

Outre le changement de mentalité dont il fait preuve, le glossaire de Clapin témoigne bien de l’histoire des usages du français au Québec, un thème cher à l’auteur. S’il n’a pas encore livré tous ses secrets, le Dictionnaire canadien-français sera bientôt mis à la disposition du milieu de la recherche et du grand public sur la plateforme du FDLQ pour en faciliter la consultation et la lecture.

Myriam Paquet-Gauthier

À gauche, page couverture du Dictionnaire canadien-français de Sylva Clapin. À droite, photo de l'auteur.
Illustrations : page couverture du Dictionnaire canadien-français et photo de son auteur, Sylva Clapin (source : Le Monde illustré, Montréal, 22 décembre 1900)

Notes

  • Note 1 : Le titre complet de l’ouvrage est : Dictionnaire canadien-français ou Lexique-glossaire des mots, expressions et locutions ne se trouvant pas dans les dictionnaires courants et dont l’usage appartient surtout aux Canadiens-français. Toute une bouchée ! Il faut noter qu’on ne commence à parler de français québécois que dans les années 1960.
  • Note 2 : Certaines de ses œuvres, comme Souvenirs et impressions de voyages (1880) et La France transatlantique (1885), ont été intégrées au Corpus de littérature québécoise (corpus CLIQ).