L’orthographe dans les œuvres littéraires, plus variable qu’on ne le pense

Lorsqu’on travaille à la transcription de documents imprimés, et notamment d’œuvres littéraires plus anciennes, on ne cesse d’être frappé par la diversité de formes graphiques qui se côtoient dans les textes. Il arrive en effet que certains mots soient écrits de deux – parfois même de trois – façons différentes dans une seule et même publication. Si ce phénomène s’observe depuis les origines de l’imprimé au Québec au 18e siècle jusqu’au tournant du 20e, il n’est pas inhabituel d’en trouver des illustrations dans des œuvres parues à date plus récente, jusqu’au milieu du 20e siècle environ. À partir des années 1940-1950, l’orthographe devient résolument plus uniforme dans l’imprimé.

Plusieurs œuvres disponibles dans le Corpus de littérature québécoise (CLIQ), qui comprend des romans, essais, pièces de théâtre, poèmes et recueils de textes parus depuis la fin du 18e siècle jusqu’à nos jours, permettent de relever des graphies concurrentes au sein d’un même texte. On trouve par exemple, dans les Révélations du crime de François-Réal Angers (1837), les graphies (ils) faisaient et (ils) fesaient, (ils) avaient et (ils) avoient tout comme longtemps, long-temps et longtems. Les formes régulièrement et réguliérement, assujettit et assujétit ou encore très fort et très-friand (avec ou sans trait d’union après l’adverbe très) sont toutes attestées dans le roman Jean Rivard économiste d’Antoine Gérin-Lajoie (1876). À date plus récente, les chroniques publiées par Henriette Dessaulles (réunies dans les Lettres de Fadette, parues entre 1914 et 1922) contiennent aussi bien atome, poêle et angélus qu’atôme, poèle et angelus. Et on peut lire, en 1934, les formes dévouement et dévoûment dans les Visages de Montréal de Marie Lefranc. Il est possible de repérer ces graphies sur la plateforme du FDLQ et de peaufiner la recherche en activant l’option « sensible aux diacritiques » au moment de lancer une requête. Lorsque cette option est activée, le moteur de recherche tient compte des accents utilisés dans un mot, ce qui permet de bien distinguer emblème, embléme et emblême.

Si toutes ces variantes ne sont pas des fautes – elles sont généralement bien attestées dans les ouvrages de référence de l’époque, même si certaines graphies demeurent plus marginales – leur cohabitation au sein d’un même texte peut nous surprendre. La dictée scolaire nous a en effet habitués à considérer l’orthographe française comme étant codifiée et figée, sans place à la variation. En outre, nous avons l’habitude de lire les textes plus anciens dans des rééditions modernes qui gomment généralement toutes les traces de ces particularités orthographiques.

L’absence d’uniformité dans les œuvres littéraires ici mentionnées n’est certainement pas le reflet d’un manque de soin ou d’une mauvaise maîtrise de l’orthographe. Elle s’explique plutôt pour d’autres raisons, à commencer par la variabilité qui existe entre les ouvrages de référence (qui n’ont pas toujours traité les phénomènes de la même façon) et par l’évolution de l’orthographe française. Ainsi, dans certains romans, des formes conservatrices (comme poëme et poëte) côtoient des formes innovantes (poème et poète) qui ne sont pas encore solidement implantées dans l’usage ou dans les ouvrages de référence (les formes avec accent grave sont adoptées par l’Académie en 1878 seulement). Pour les emprunts faits à d’autres langues, il arrive qu’un certain temps s’écoule avant qu’une graphie finisse par s’installer. Par exemple, avant que ne se fixe l’orthographe véranda, un mot emprunté à l’anglais, on trouve aussi vérandah et vérenda. Enfin, on peut aussi présumer que certaines formes qui ont disparu ailleurs dans la francophonie se sont maintenues au Québec sous l’influence de la prononciation. Ainsi, la graphie côteau, attestée dans la littérature québécoise jusque dans les années 1950, rappelle la prononciation avec [o] fermé (qu’on trouve aussi dans baume) qui demeure généralisée au Québec.

L’orthographe nous réserve donc quelques surprises. Nous y reviendrons dans d’autres billets à venir sur le site.

Wim Remysen