Le conservatisme de la pratique orthographique dans la littérature québécoise du 19e siècle
31 octobre 2022
Dans un billet précédent, nous avons évoqué comment la transcription des œuvres littéraires anciennes du Corpus de littérature québécoise (CLIQ) a révélé la présence fréquente de graphies concurrentes au sein d’un même texte jusqu’au milieu du 20e siècle environ. Par exemple, le roman Les anciens Canadiens (1864) de Philippe Aubert de Gaspé contient les graphies gaîté et gaieté, jusques et jusque. Ces variantes graphiques sont généralement attestées dans la littérature et les ouvrages de référence français et ne sont donc pas propres au Québec. C’est toutefois la période pendant laquelle ces graphies ont été utilisées qui diffère de part et d’autre de l’Atlantique : de la fin du 18e siècle jusque vers 1940, l’orthographe québécoise montre en effet une certaine tendance au conservatisme, c’est-à-dire qu’elle conserve des manières d’écrire qui n’avaient pratiquement plus cours à la même époque en France.
Ce conservatisme peut s’expliquer par des situations sociohistoriques différentes dans les deux pays à une époque déterminante pour l’histoire de la langue française. En effet, dans CLIQ, les textes les plus anciens datent de la toute fin du 18e siècle – une période particulière dans l’histoire du Québec, puisque les communications entre la France et son ancienne colonie étaient alors rompues et ne seront progressivement rétablies qu’à partir du milieu du 19e siècle. Au cours de cette période, la France vit de grands changements politiques qui modifient les usages du français : avec la Révolution de 1789, la norme linguistique de la bourgeoisie remplace celle de la cour du Roi, et une foule de nouveaux mots entrent dans le vocabulaire français. Le Québec reste relativement isolé de ces changements et conserve de nombreux usages associés à l’ancienne norme de la cour, sur le plan notamment de la prononciation, du vocabulaire, de la syntaxe et de l’orthographe.
L’orthographe (de ortho, « correct », et graphie, « manière d’écrire ») du français n’est pas fixe : la manière correcte d’écrire un mot peut changer au fil du temps. Pour les linguistes qui étudient l’orthographe en diachronie, c’est-à-dire qui en analysent les changements dans le temps, les dictionnaires et les corpus sont des outils précieux. Grâce à la comparaison de dictionnaires et de textes publiés à des époques différentes, on peut observer l’évolution des normes orthographiques. Par exemple, le Dictionaire* critique de la langue française de Féraud (1787) propose zône, atôme et axiôme, alors que les dictionnaires plus récents présentent les graphies modernes zone, atome et axiome. Cette nouvelle norme s’implante rapidement dans l’usage en France, comme l’illustre bien le corpus Frantext, composé d’œuvres littéraires françaises. Dans ce corpus, les trois variantes modernes sont déjà utilisées dans près de 99 % des cas au 19e siècle. Dans le corpus québécois CLIQ cependant, ce sont plutôt les variantes conservatrices zône, atôme et axiôme qui sont encore utilisées dans plus de 95 % des cas à la même époque.
D’autres mots présentent la même tendance au conservatisme orthographique au cours de la période 1800-1899, bien que dans des proportions moins extrêmes. C’est le cas de moëlle et moelle : la graphie moëlle qu’on relève dans les trois premières éditions du Dictionnaire de l’Académie française (1694, 1718, 1740) devient moelle dès la quatrième édition (1762). Dans Frantext, la variante moderne moelle est utilisée dans près de 95 %, alors que dans CLIQ, moëlle et moelle sont à peu près à égalité. Et quoique les graphies conservatrices payen, hazard et rhythme soient plus rares que leurs contreparties modernes païen, hasard et rythme tant dans Frantext que dans CLIQ, leur proportion d’utilisation au Québec demeure significativement plus élevée qu’en France tout au long du 19e siècle.
À partir du début du 20e siècle, les graphies conservatrices se font plus rares et, vers 1940, elles ont pratiquement disparu. Citons le cas de goëland, qui est la seule graphie attestée dans CLIQ jusqu’à la fin du 19e siècle. Vers 1900, elle cède rapidement sa place à goéland, qui devient la graphie la plus usitée dès la deuxième décennie du 20e siècle. Plusieurs facteurs ont sans doute contribué à ces importants changements dans la norme orthographique au Québec au tournant du siècle. Entre autres, l’augmentation du nombre d’immigrants européens francophones, une circulation accrue d’ouvrages produits en France, et l’émergence d’une classe de jeunes lettrés québécois ayant séjourné en France ont pu favoriser la prise de conscience d’un décalage dans les manières d'écrire et exercer une certaine pression normative.
L’étude de l’orthographe au Québec est encore toute récente : c’est grâce notamment à l’élaboration du corpus CLIQ, qui comporte un important volet de littérature patrimoniale, que des recherches dans ce domaine sont maintenant possibles et mettent au jour des phénomènes qui étaient auparavant invisibles. Les prochaines années promettent de belles découvertes !
Myriam Paquet-Gauthier
*Le mot dictionnaire est bien écrit avec un seul n dans le titre de cet ouvrage.