Ces mots tout à fait français

Comme le soulignait il y a quelques jours Steve Bergeron, journaliste à La Tribune, dans sa chronique hebdomadaire, nous avons longtemps été habitués au Québec à ce que certains mots tout à fait courants dans notre langue soient qualifiés d’« inexistants » ou de « pas français ». Cette dernière qualification a été particulièrement fréquente dans le discours normatif au Québec. On la trouve notamment dans de très nombreuses chroniques de langage parues dans les journaux entre les années 1860 et 1970, où elle a longtemps servi à disqualifier certains emplois caractéristiques du français au Québec. Pour ne donner que deux exemples : dans sa chronique « Corrigeons-nous », Louis Fréchette est d’avis que brunante au sens de « tombée de la nuit » et voilier « voilée d’oiseaux » ne sont pas français. Ses chroniques, et plusieurs autres, ont été intégrées dans le corpus ChroQué, qui répertorie près de 8 000 billets correspondant à 68 chroniques différentes, et peuvent être interrogées intégralement sur la plateforme du FDLQ.

La formulation « pas français » joue évidemment sur le double sens du mot français, soit « relatif à la France » et « relatif à la langue française ». Bien des chroniqueurs ont ainsi conclu, sur la seule base de leur absence dans l’usage en France (et par conséquent dans les dictionnaires faits en France), que certains mots ne faisaient pas partie de la langue française. Évidemment, à partir du moment où on accepte que le français est une langue partagée par l’ensemble des francophones, une telle argumentation ne peut que susciter de l’étonnement, l’usage de France ne faisant pas foi de tout. Pour revenir aux exemples mentionnés par Steve Bergeron dans sa chronique, il serait effectivement curieux de considérer les mots maganerachaler ou s’enfarger comme non français ou inexistants en français. Ils sont au contraire fréquemment utilisés dans la langue familière au Québec, ce que le FDLQ permet de bien illustrer en quelques clics. On trouve en effet ces mots dans plusieurs corpus oraux, notamment dans des entrevues sociolinguistiques à teneur informelle, et il n’est pas inhabituel de les rencontrer dans des corpus textuels, par exemple dans des dialogues de romans. Il suffit de consulter quelques citations de ces mots en faisant des requêtes dans les corpus PFC-Québec, Montréal 1984 ou CLIQ (Corpus de littérature québécoise) par exemple.

Il faut donc regarder ailleurs, du côté des registres de langue, afin de répondre à la question normative évoquée au début de ce billet. Il y a bien des mots français qu’on évite d’utiliser dans la langue soignée, lorsque le registre est plus formel, et qu’on réserve à des échanges plus spontanés. Cela n’en fait pas des ressources « en dehors » de la langue pour autant. Les prétendus mots « pas français » appartenant à la langue familière, et parfaitement attestés dans le répertoire linguistique des francophones du Québec, font simplement partie intégrante des ressources que le français met à leur disposition. Quelle richesse, non ?

Wim Remysen