Quelques observations à propos du mot joual

7 septembre 2022

Le mot joual a donné son nom à une querelle linguistique sans précédent qui a fait rage au Québec pendant une quinzaine d’années, de 1959 à 1975 environ, et qui a mobilisé de très nombreux journalistes, politiciens, artistes et citoyens. Mené sur fond de Révolution tranquille, le débat témoigne d’un moment marquant dans l’histoire sociolinguistique du Québec. Si, pour certains, le joual est synonyme d’une langue déficiente en mal de respect, il symbolise pour d’autres le désir d’affirmation des Québécois en tant que francophones d’Amérique, ouvrant ainsi la porte à une certaine autonomie sur le plan linguistique. Pendant que les puristes québécois s’évertuent à corriger la langue de leurs compatriotes, les auteurs joualisants font du joual un style littéraire qui marquera les annales de l’histoire littéraire québécoise.

Si la réalité qu’il désigne reste difficile à circonscrire, le mot joual est généralement associé à la langue populaire parlée en milieu urbain et teintée par le contact avec l’anglais. La paternité du mot est souvent attribuée au journaliste André Laurendeau, mais à tort. C’est bien son célèbre article « La langue que nous parlons », paru dans Le Devoir en octobre 1959, qui a marqué le début de la polémique et qui a contribué à la popularité du mot. Mais lorsqu’il reproche aux jeunes Québécois de parler joual, Laurendeau, qui est né en 1912, ne fait qu’utiliser une expression déjà courante dans son enfance (ce qu’il n’a pas manqué de rappeler lui-même dans un autre texte paru plus tard).

Certaines données disponibles dans le Fonds de données linguistiques du Québec confirment que l’expression était bien en usage à Montréal dans les années 1920. Par exemple, Éléanore L. (pseudonyme), interviewée pour le corpus Montréal 1984 et âgée de 73 ans au moment de l’enregistrement – et donc de la même génération que Laurendeau – se souvient que l’expression était en usage lorsqu’elle était jeune adolescente :

On disait entre nous, de quelqu’un, ‘elle parle joual’. On disait déjà ça quand j’avais quinze ans. Pis ça voulait dire ‘Ouf, mauvaise éducation, quelque chose. As-tu vu une telle elle parle joual ?’ On disait pas ça pour euh, pour être snobs ou quelque chose comme ça, mais ça nous scandalisait un peu.

– Thibault, Pierrette et Diane Vincent (1984), « Entrevue Éléanore L., 79'84 ». Cité dans Corpus Montréal 1984.

L’expression parler joual au sens de « mal parler » est du reste bien attestée dans la littérature québécoise à partir des années 1930. Elle rappelle une expression courante à l’époque dans la langue populaire en France, parler cheval qui signifie « baragouiner, parler de manière incompréhensible ». À l’origine, le mot joual est en effet une déformation de cheval. La prononciation populaire joual pour cheval (on trouve aussi choual ou jouau) est encore plus ancienne puisqu’on la trouve dans la documentation québécoise dès la fin du 19e siècle. Dans ses Mémoires, où il raconte des anecdotes de jeunesse qui remontent au tournant des 18e et 19e siècles, Philippe Aubert de Gaspé l’utilise par exemple dans une chanson populaire chantée par Louis Moquin, un de ses camarades de classe :

C’est le défunt monsieur Macalm,

Grand Général !

Qui monté sur son grand choual, (cheval.)

Bel animal !

Vergit ces pauv’ angla’

À Carillon :

Forteresse du Canada

Du côté de Baston.

– Philippe Aubert de Gaspé (père) (1866), Mémoires, Ottawa, G. E. Desbarats. Cité dans Corpus CLIQ.

On en trouve par la suite plusieurs attestations dans des textes parus au début du 20e siècle, généralement dans des passages où sont mis en scène des personnages venant d’un milieu rural. C’est ce qu’illustrent les deux extraits suivants qui sont tirés d’une bande dessinée parue dans la presse et d’un recueil de contes :

Quiens ! quiens ! c’est toé Ladébauche. Commen’ce ça va ? C’est à toé c’joual là ? Mais y est malade ton joual.

– Joseph Charlebois, « Ladébauche à Sainte-Rose », La Presse, le samedi 18 juin 1904, p. 13. Cité dans Corpus Ébullition.

Extrait de Ladébauche à Sainte-Rose. Corpus Ébullition - CharlPère-016.

Les bons comptes, les bons amis, j’men sacre ! C’est tout mon compte qu’il m’faut, Tornon ! pensez-vous que j’men vas crever mon joual à vous charrier vos guenilles pour trente sous.

– Rodolphe Girard (1912), Contes de chez nous, Montréal, [s.n.]. Cité dans Corpus CLIQ.

Le Dictionnaire historique du français québécois nous apprend que la forme joual est héritée des parlers de France, plus particulièrement des parlers de l’Ouest et du Centre de la France. Devenu symbole du débat linguistique dans les années 1960 et 1970, le mot a ensuite pris au Québec une importante signification culturelle et historique.

Wim Remysen